LA VALSE OUBLIEE
Nouvelle de Gérard MOREL parue dans le N° 3432
de l’hebdomadaire NOUS DEUX (9 Avril 2013)
puis dans le N° 250
de la Revue de l’Amicale des Cadres de la Police (Septembre 2014)
Maintenant, je me souviens avoir entendu les deux coups de feu. Ils ont résonné jusque dans la bibliothèque du manoir, où j’étais en train de passer le plumeau sur les trophées de chasse de Sir Francis.
Mais sur le moment, je n’y ai pas prêté attention. Depuis trois ans que j’étais au service de Lord Francis Farraday et de son épouse, Lady Ellen, jamais je n’avais entendu chez eux la moindre dispute, aussi ne me suis-je pas inquiétée. La seule personne qui trouble parfois la sérénité du manoir par ses hurlements, c’est Mary, la cuisinière. Elle se met à crier à chaque fois qu’elle laisse les toasts rôtir un peu trop longtemps à l’heure du thé, ou quand elle rate une sauce à la confiture de framboise pour accompagner le rôti d’agneau.
Evidemment, cet après-midi-là, elle a poussé un hurlement. Mais il était encore plus aigu que d’habitude, et j’ai compris qu’il s’était produit un événement anormal dans le manoir.
Aussi ai-je posé mon plumeau pour accourir vers le salon où se trouvait Mary. Elle se tenait figée près de la porte, comme hébétée.
En jetant un œil par-dessus son épaule, j’ai vu les corps de Sir Francis et Lady Ellen, tous les deux étendus sur le tapis. Ils avaient été abattus par l’un des fusils de chasse de Sir Francis, qui était accroché avec les autres armes à feu au-dessus de la cheminée.
Sous le choc, je suppose que j’ai crié, moi aussi, mais j’ai vite retrouvé mes esprits pour interdire à Mary de toucher à quoi que ce soit.
-Il faut d’abord prévenir Scotland Yard, ai-je rappelé.
Comme dans les feuilletons télévisés. J’ai seulement regretté de n’avoir pas réagi quand les coups de feu avaient claqué, parce que cela m’aurait permis d’apercevoir le meurtrier et de faire ainsi un témoignage capital.
Comme Mary tremblait trop pour composer le numéro de téléphone de Scotland Yard, je lui ai pris l’appareil des mains et c’est moi qui ai exigé que l’on nous envoie en urgence le meilleur de leurs policiers.
-Il y a eu un double meurtre à Farraday Manor, ai-je déclaré avant de raccrocher.
Une heure plus tard arrivait le commissaire Maugham.
Brandon, le majordome, avait tenu à l’accueillir, mais j’étais restée auprès de lui pour voir si ce policier m’inspirait confiance. Car je tenais à ce que l’on retrouve l’assassin de mes maîtres, et pour y parvenir j’étais déjà prête à mener l’enquête, moi aussi.
A vrai dire, le commissaire m’a paru énergique et intelligent. Mais il m’a déçue quand Brandon l’a conduit jusqu’au salon où se trouvaient les corps. Parce qu’il s’est contenté d’observer la scène, et de marmonner :
-C’est une affaire toute simple. Lady Ellen a tué son mari, puis elle s’est suicidée. Le fusil se trouve encore à proximité de sa main. Je vais juste faire vérifier que ce sont bien ses empreintes digitales qui sont sur la crosse. A ce propos, vous qui travailliez à leur service, connaissez-vous l’origine de leur dispute ?
J’étais furieuse qu’il se laisse prendre à une mise en scène aussi élémentaire. Moi aussi, j’avais vu que l’assassin avait disposé le fusil tout près de la main de Lady Ellen, pour faire croire qu’elle s’était suicidée après avoir tiré sur son mari.
Mais je n’en avais pas tenu compte. Et j’ai expliqué mes raisons au commissaire Maugham :
-Depuis trois ans que je suis à leur service, je ne les ai jamais entendus se disputer. Même lorsqu’il leur arrivait de n’être pas d’accord, ils ne s’opposaient pas ouvertement. Comme s’ils avaient eu peur de se peiner l’un l’autre. Cet après-midi, quand je suis venu leur servir le thé, ils étaient en train de décider de leurs prochaines vacances. Lady Ellen souhaitait se rendre en Afrique, pour faire plaisir à son mari qui était un passionné de chasse. Mais lui, il disait qu’il préférait emmener sa femme en Italie, parce qu’elle avait toujours rêvé de découvrir Venise.
-Vous voyez bien qu’ils n’étaient pas toujours d’accord…
Oui, certes ! Mais on ne pouvait tout de même pas soupçonner Lady Ellen d’avoir tué son mari parce qu’il voulait l’emmener à Venise…
Quand le commissaire m’a demandé si mes maîtres avaient eu des visites au cours de la journée, j’ai précisé qu’ils avaient reçu à midi le neveu de Sir Francis. Gerald Fitzgerald. Un jeune homme aussi prétentieux qu’incapable, qui ne venait à Farraday Manor que lorsqu’il avait besoin d’argent.
Le commissaire a délibérément ignoré mes sous-entendus pour savoir s’il y avait eu d’autres visites.
Je me suis alors souvenue qu’en milieu de matinée, Lady Ellen avait reçu Sir Jolyon, le propriétaire du domaine voisin de Farraday Manor. Lui, je ne le soupçonnais pas, parce que c’est un homme raffiné, élégant et courtois. Même si je dois préciser que Lady Ellen ne l’aimait guère. Un matin où il était passé lui offrir des fleurs de son jardin, et où il avait esquissé un délicat baise-main, elle l’avait repoussé, en frissonnant.
Et, après qu’il était rentré chez lui, elle m’avait dit, pour expliquer son geste :
-Je regrette, mais quand il a posé ses lèvres sur ma main, j’ai eu peur…
Comme je m’étonnais qu’elle ait pu être effrayée alors que nous étions tous autour d’elle, elle a ajouté :
-A vrai dire, ce n’est pas pour moi que j’ai peur, …mais pour lui !
A cet instant, elle a paru s’apercevoir qu’elle venait de dire une absurdité, et elle a brusquement changé de sujet de conversation.
-A votre avis, pourquoi avait-elle peur pour lui, me demanda le commissaire.
Je n’ai pu que hausser les épaules en signe d’ignorance. Et j’ai ajouté que Lady Ellen ne me faisait aucune confidence, peut-être parce que je n’étais à son service que depuis trois ans.
-Quel est le plus ancien de leurs domestiques, a-t-il voulu savoir.
Il a paru étonné d’apprendre que c’était moi. Ce qui m’a forcée à lui expliquer que Sir Francis et Lady Ellen avaient longtemps habité l’hôtel particulier qu’ils possédaient à Londres. C’était seulement depuis trois ans qu’ils avaient décidé de se retirer à Farraday Manor.
Après m’avoir engagée, ils avaient recruté Mary comme cuisinière et Brandon comme majordome.
-Et vous, que faites-vous, m’a demandé le commissaire Maugham.
-Tout le reste, ai-je répondu avec une modestie apparente.
-Vous devez avoir beaucoup de travail, a-t-il admis.
Il était bien le premier à s’en rendre compte !
-C’est tout de même étonnant, a-t-il insisté, qu’ils n’aient conservé aucun de leurs anciens domestiques. A moins que ceux-ci n’aient refusé de quitter Londres ?
J’ai haussé les épaules, en signe d’ignorance.
D’ailleurs, ni Brandon ni Mary n’en savaient plus que moi sur ce point :
-Il est possible que ces gens soient restés dans l’hôtel particulier londonien, pour l’entretenir, a hasardé Brandon.
Le commissaire n’a pas cru à cette hypothèse, parce que je lui ai expliqué que, depuis que nos maîtres avaient quitté leur demeure londonienne, ils n’y séjournaient jamais. Je m’étonnais même qu’ils ne l’aient pas vendue. Car Lady Ellen ne quittait jamais Farraday Manor et Sir Francis ne se rendait à Londres qu’une fois par trimestre, pour contrôler la gestion de ses affaires financières. Il passait alors une nuit dans son hôtel particulier, et rentrait chez nous dès le lendemain soir, comme s’il s’était refusé à laisser sa femme seule plus de deux jours.
-C’est étrange, commenta le commissaire. S’ils ont vécu à Londres plusieurs années, ils ont dû y laisser des amis, qu’ils auraient pu prendre plaisir à retrouver.
Là, je me suis permis de protester. Ni Sir Francis ni Lady Ellen ne fréquentaient d’amis. Même à Farraday Manor, ils ne recevaient jamais personne, sauf les voisins qui s’imposaient chez eux, comme Sir Jolyon. Et, bien sûr, leur neveu, l’inévitable Gerald Fitzgerald.
Celui-ci, je le soupçonnais depuis le jour du meurtre d’avoir abattu son oncle et sa tante pour hériter de leur fortune. Certes, il était apparemment reparti à Londres en milieu d’après-midi mais, à mon avis c’était une ruse. Comme je l’ai expliqué au commissaire, il aurait pu profiter de son passage au manoir pour entrouvrir discrètement une fenêtre du salon, puis faire semblant de partir et revenir par cette fenêtre, le temps d’abattre nos maîtres au moment où on le croyait déjà loin…
-Décidément, vous ne l’aimez guère, s’est contenté de sourire le commissaire Maugham.
Mais malgré son ironie, il appréciait mon bavardage. La preuve, c’est qu’il est revenu trois jours plus tard, exprès pour m’indiquer la raison pour laquelle Sir Francis avait quitté Londres. Celui-ci était venu s’installer à Farraday Manor à la suite de la maladie de Lady Ellen.
-Ah bon ? Elle me paraissait pourtant en parfaite santé. Et elle ne suivait aucun traitement, me suis-je étonnée.
-Justement, a insisté le commissaire, j’étais surpris que vous ne m’ayez pas dit qu’elle était malade. Car elle est restée hospitalisée quatre mois, pour une dépression nerveuse.
Même Mary se montra stupéfaite :
-Lady Ellen, dépressive ? C’est incroyable ! Mais dans ce cas, je comprends mieux qu’elle ait tué son mari avant de se suicider.
Comme vous pouvez vous en douter, je l’ai suivie jusqu’aux cuisines, pour lui expliquer que Lady Ellen avait pu guérir de sa dépression, et qu’en tout état de cause, cela ne signifiait nullement qu’elle ait tué son mari avant de se suicider :
-C’est à nous d’aider le commissaire à identifier le meurtrier, lui ai-je rappelé. Moi, je soupçonne leur neveu, Gerald Fitzgerald.
Mary protesta :
-Ah non, n’accusez pas ce garçon, il est très gentil. Jamais méprisant envers la cuisinière que je suis…
Oui, je me souvenais qu’il était même le seul à la féliciter pour ses puddings, qu’il trouvait légers. Mais cela ne suffisait pas à l’innocenter. Au contraire, cela prouvait seulement qu’il mentait bien…
Et je me demandai encore s’il mentait, lorsqu’il se présenta à Farraday Manor le surlendemain, pour parler confidentiellement au commissaire Maugham.
Celui-ci accepta de le recevoir, dans la bibliothèque du premier étage.
Bien sûr, je fis aussitôt semblant d’aller ranger le bureau, juste à côté. Et, à travers la cloison, j’entendis Gerald Fitzgerald dire au commissaire qu’il en apprendrait davantage sur sa tante Ellen s’il interrogeait son professeur de piano : Percival Pendorric.
-Ils étaient très proches, tous les deux, a-t-il insisté avec une intonation qui autorisait tous les sous-entendus. Au point que mon oncle s’en montrait jaloux…
J’étais tellement surprise que j’ai failli entrer dans la bibliothèque pour jurer au commissaire que ce garçon mentait. Mais je ne voulais pas qu’on m’accuse d’écouter aux portes…
Car jamais Lady Ellen n’avait joué du piano, ni pris de leçon. Elle n’écoutait même pas de disques. Et je ne l’avais jamais entendue prononcer le nom de Percival Pendorric.
Imperturbable, le commissaire Maugham remercia Gerald Fitzgerald et lui promit d’auditionner Percival Pendorric :
-Pourriez-vous m’indiquer son adresse ? Ou son numéro de téléphone ?
Gerald avoua n’en avoir aucune idée, mais le commissaire répondit que ce n’était pas grave, Scotland Yard possédait des fichiers d’adresses tenus à jour.
Moi, je ne comprenais pas pour quelle raison Gerald prétendait que sa tante avait pris des leçons de piano, alors que jamais la moindre musique n’avait résonné dans le manoir, au cours des trois années où j’avais servi.
Je le dis au commissaire, le lendemain.
-C’est bizarre, admit-il. Ni Mary ni Brandon n’ont entendu parler de ce Pendorric, eux non plus. Il habitait à Londres, mais il en est parti au mois de Mars 2009.
Là, j’ai sursauté. Car c’était justement en Mars 2009 que Sir Francis avait décidé de revenir vivre à Farraday Manor. Je m’en souvenais bien puisqu’il m’avait engagée le 30 Mars 2009.
Pourtant, je ne voyais pas de lien entre le départ d’un professeur de piano et la décision d’un couple de changer de résidence.
-Savez-vous où est allé vivre Percival Pendorric, demandai-je au commissaire.
Il bougonna :
-Non. Car il est parti à la cloche de bois, sans prévenir son bailleur de son départ. C’est quand le propriétaire est passé chez lui pour réclamer son loyer, qu’il a constaté que Mr Pendorric n’y habitait plus. Son courrier s’entassait dans la boîte à lettres, et ses vêtements étaient restés dans ses placards.
Je me permis de conseiller au commissaire de rechercher les domestiques qui avaient servi Sir Francis et Lady Ellen à Londres pour les interroger :
-Ils ont pu entendre leurs maîtres parler de ce Percival Pendorric et dans ce cas, ils sauront où il est parti.
-Vous avez raison, admit le commissaire Maugham.
Avant d’ajouter, pour me taquiner gentiment :
-Même si tous les domestiques n’écoutent pas aux portes, comme vous !
Il revint bientôt m’annoncer qu’il avait convoqué l’ancienne cuisinière de Lady Ellen à Londres. Celle-ci lui avait confirmé que sa maîtresse prenait des cours de piano trois fois par semaine avec Percival Pendorric, ce qui d’ailleurs rendait Sir Francis fou de jalousie.
Mais elle non plus ne savait pas ce que ce musicien était devenu, puisqu’il n’était plus reparu chez les Farraday …depuis le soir du 18 Mars 2009 ! Selon la cuisinière, ce soir-là, Sir Francis était rentré chez lui plus tôt que prévu, et il était directement monté dans les appartements de son épouse, qui répétait au piano avec Percival Pendorric « la Valse Oubliée », de Sibelius.
Une terrible dispute avait opposé Sir Francis à Lady Ellen et au professeur de piano. Au point qu’aucun d’eux n’avait dîné, et que la cuisinière était remontée très vexée dans sa chambre. Elle s’était calmée le lendemain en apprenant que Lady Ellen avait été hospitalisée en urgence, au cours de la nuit.
Mais elle n’avait plus jamais revu la jeune lady, puisque Sir Francis lui avait annoncé un mois plus tard qu’il quitterait Londres dès que sa femme pourrait sortir de la clinique où elle était soignée. Tous les domestiques avaient été licenciés.
Je sursautai, en croyant avoir brusquement reconstitué le drame qui s’était déroulé dans l’hôtel particulier…
Sir Francis, fou de jalousie, était rentré chez lui à l’improviste et avait surpris son épouse dans les bras de son professeur de piano. A mon avis, il l’avait tuée, dans un mouvement de colère. Puis, pour ne pas être condamné, il s’était débarrassé du corps, et avait expliqué aux domestiques que Lady Ellen était hospitalisée. Plus tard, il avait payé une autre femme pour tenir le rôle de la défunte, et il s’était retiré avec elle à Farraday Manor, où personne ne connaissait la vraie Lady Ellen et ne risquait de dénoncer la substitution de personnes.
-Humm… C’est possible, acquiesça le commissaire Maugham.
Il alla perquisitionner lui-même la demeure londonienne des Farraday, et remarqua là-bas qu’un trou avait été creusé dans le sous-sol de la cave à vins.
J’étais sûre qu’on y déterrerait la véritable Lady Farraday. Mais quand les hommes de Scotland Yard vinrent creuser la cave, ce fut le corps d’un homme qu’ils découvrirent.
Grâce à ses vêtements et à ses empreintes digitales, il fut établi qu’il s’agissait de Percival Pendorric. Abattu de trois coups de revolver, vraisemblablement par Sir Francis lorsqu’il l’avait surpris avec Lady Ellen, le soir du 18 Mars 2009.
Néanmoins, le meurtre de Percival Pendorric était demeuré ignoré de tous, aussi me demandais-je s’il y avait un lien entre ce crime et la mort de mes maîtres.
Tout aussi étonné que moi, le commissaire Maugham décida d’interroger les psychiatres qui avaient soigné Lady Ellen au cours de son hospitalisation. Ceux-ci lui indiquèrent que, lorsqu’elle était arrivée à la clinique des « Acacias », elle souffrait d’une amnésie totale, à la suite d’un choc. Ils l’avaient soignée durant plusieurs mois, jusqu’à ce qu’elle ait de nouveau un comportement normal, mais elle n’avait pas retrouvé la mémoire.
-Ses souvenirs pouvaient toutefois revenir à n’importe quel moment. Il aurait suffi qu’elle se trouve face à un indice qui l’émeuve suffisamment pour lui renvoyer son passé, expliquèrent-ils.
Et le commissaire Maugham en déduisit que c’était pour cette raison, pour que Lady Ellen ne retrouve jamais la mémoire et ne risque pas de se souvenir du meurtre de son amant, que Sir Francis s’était retiré avec elle à Farraday Manor, où elle n’avait aucun de ses anciens repères. Et où il n’y avait pas de piano, ni même de disques.
J’étais parvenue aux mêmes conclusions. Mais je comprenais aussi que la mémoire capricieuse de Lady Ellen devait parfois lui renvoyer de brèves images du passé. Par exemple, quand Sir Jolyon lui avait baisé la main, elle avait dû se souvenir fugitivement de l’assassinat de Percival, et c’était pour cette raison qu’elle l’avait instinctivement repoussé, en murmurant qu’elle avait peur pour lui.
Et brusquement, je compris que, contrairement à ce que j’avais pensé, personne n’était venu abattre mes maîtres. C’était bien Lady Ellen, qui avait tué son mari et qui s’était ensuite suicidée, parce qu’elle avait soudainement retrouvé la mémoire et qu’elle avait reconnu en Sir Francis l’assassin de son amant.
Le fait qu’elle ait utilisé l’un des fusils accroché dans la pièce où ils se trouvaient, montrait qu’elle n’avait pas prémédité son geste, mais qu’elle avait agi sur une impulsion.
Et je la comprenais : si elle s’était brutalement souvenue qu’elle avait aimé Percival Pendorric, jusqu’à ce que Sir Francis les surprenne ensemble et abatte son rival, elle avait pu décider de tuer son mari pour venger son amant. Ensuite, elle avait retourné l’arme contre elle, parce que la vie lui était soudainement devenue insupportable.
Pourtant, lorsque je leur avais apporté leur thé, moins d’une heure plus tôt, ils discutaient aimablement de leurs prochaines vacances. Alors, qu’est-ce qui avait pu réveiller en si peu de temps la mémoire de Lady Ellen ?
La question me paraissait importante, même si le commissaire Maugham estimait que ce n’était qu’un détail. Je pris donc l’initiative d’aller au siège de l’agence de voyage, pour demander s’ils se souvenaient d’avoir parlé au téléphone avec Sir Francis ou Lady Ellen.
L’un des employés avait discuté avec Sir Francis, mais c’était la veille de sa mort, il en était certain :
-Je le sais parce qu’il s’était renseigné pour emmener sa femme à Venise. Il devait me rappeler le lendemain, mais il ne l’a pas fait. Ce que j’ai compris lorsque j’ai appris par les journaux sa mort tragique.
J’insistai en affirmant que j’avais entendu Lady Ellen appeler l’agence :
-Peut-être a-t-elle parlé à quelqu’un d’autre que vous ?
-Mais non, répéta-t-il.
Et pour me convaincre, il fit venir à l’accueil la standardiste.
Celle-ci se souvint qu’en effet, Lady Ellen avait téléphoné pour parler à cet employé, mais qu’il était déjà en ligne avec un autre client.
-J’ai donc mis Lady Ellen en attente. Et je me suis aperçue quelques instants plus tard qu’elle avait raccroché. Sans lui parler.
-C’est absurde, m’écriai-je. Ou alors, elle aura parlé avec un autre employé de l’agence.
-Non, insista la standardiste. Je vous affirme que j’ai mis Lady Ellen en attente, et qu’elle ne pouvait parler avec personne. Le standard est conçu de façon que les personnes en attente écoutent une musique, ce qui interdit toute interférence avec les autres conversations.
-De quelle musique s’agit-il, demandai-je, sans vraiment mesurer la gravité de ma question.
La standardiste fut catégorique, et sa réponse acheva d’éclairer les mystères de ce drame :
-Oh, c’est toujours le même air. La « Valse Oubliée », de Sibelius…
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